Tissage
Jeudi
Aujourd'hui, second jour passé à
Gouffre des damnés, la ville trop bien nommée!
Journée éprouvante pour moi, qui supporte mal les murs et la claustration.
C'était mon jour de rationnement en eau, alors j'ai dû rester en ville ou à ses abords.
J'ai trouvé un coin tranquille dans une maison en ruines : en tapant sur mon bouclier, j'ai réussi à faire fuir les rats qui me regardaient hardiment ; maintenant, à la maigre lumière d'une torche, je m'applique à écrire lentement avec un bout de crayon mal taillé sur un vieux cahier dont j'ai arraché les premières pages ! (Je les ai déchiffrées avant de les jeter : une petite fille y racontait des vacances en famille au bord de la mer ! «
Vacances inoubliables dans un cadre détendu! » Je n'ai pu m'empêcher de hoqueter de rire ! ).
J'ai aimé cette journée, et j'essaierai de mettre cet écrit à l'abri des rongeurs, pour plus tard, au cas où d'autres errants viendraient chercher refuge dans ce qui subsistera de notre ville ; qu'ils y trouvent un témoignage de ceux qui luttèrent contre les Hordes et moururent au
Gouffre des damnés.D'habitude je ne connais que le désert, le soleil de plomb, le sable qui crisse sous les dents, les mains qui saignent à force de gratter le sol, et les sens toujours à l'affût du moindre signe de pourriture. La ville pour moi, c'est généralement l'endroit où je vide en silence mon sac plein des trésors dérisoires arrachés au désert, avant de m'effondrer harassée sur ma paillasse.
Aujourd'hui, il y avait du monde en ville, ou plutôt à la
Taverne des Damnés, pleine d' effluves mâles à faire aboyer 40 bichons. Entre deux pintes de liquides dont la composition est un secret de Kamille, et dont la force ferait vaciller n'importe quel rat du désert - fouine ou éclaireur - les bavardages étaient incessants. Des naïfs auraient pu croire qu'en l'absence du Pingouin, du Canard et du Panda - oui, nous avons notre ménagerie nous aussi - on pourrait s'entendre penser, mais non. Nos rivaux s'imaginent que les gardiens ne savent que grogner et cogner ; ici pourtant la parole, futile ou sérieuse, a une place capitale. Peut-être pour échapper à un silence qui serait rempli des fantômes du passé et du futur inéluctable. Certes ce n'est pas toujours très subtil, mais quand on est gardienne, on apprend vite à n'être choquée par rien : celles qui pleurnichent, celles qui rougissent, elles vont ailleurs.
En attendant des nouvelles de nos compagnons partis très loin chercher les rares bâtiments de la zone, Lenreton a eu une idée qui m'a étonnée. Chez les gardiens, surtout quand on se retrouve avec plein d'inconnus à cause des mystères du recrutement, on est pudique, Pourtant aujourd'hui chacun a commencé à parler de lui, de sa vie à côté, de sa famille. Pas moi : si je me suis engagée, c'est pour tirer un trait sur mon autre vie.
C'est peut-être là qu'est née l'idée un peu saugrenue de nous chercher un symbole commun dont chacun de nous porterait un bout sur son corps, son taudis ou son bouclier, peu importe. Et nous, les quarante nous serions les différentes pièces du puzzle,
tous différents, tous unis. Car les autres peuvent bien nous tourner en dérision, nous, nous savons que c'est tous ensemble que nous sommes forts. Même un ermite devrait maintenant comprendre cela.
Alors nous avons passé un temps fou à feuilleter les livres meurtris dénichés dans les décombres de la ville. La plupart voulaient une image de gardienne, ce qui m'a fait plaisir. Les uns voulaient des gros seins, d'autres préféraient les grosses fesses, etc... bref l'univers mental habituel des soldats. Mais après les plaisanteries, tout le monde a été d'accord avec le choix de Nykos : Oui, qu'
Athena nous protège, elle qui était la déesse de la force intelligente et de la guerre juste. Qu'elle nous accompagne dans cette guerre sans espoir que nous mènerons jusqu'au bout.
Ce soir, ceux qui étaient perchés au sommet de la tour de guet ont longtemps attendu, les yeux douloureux à force d'être plissés pour percevoir dans l'ombre les silhouettes familières qui revenaient ployant sous le poids de leurs sacs et de la fatigue.
Nous étions inquiets, de plus en plus inquiets pour chaque retardataire. Surtout pour Phebus, qui était parti tellement loin qu'il n'a pu rentrer avant la fermeture des portes. Nous sommes allés nous coucher la gorge nouée, le coeur pesant, pleins d'angoisse pour lui, et pour Eoril et Acidestyle, enterrés dans leurs bâtiments.
C'est ça l'inconvénient quand on commence à se connaître et à tisser des liens. Il faut être prêt à souffrir que tout se défasse. Je crois que je ne m'y ferai jamais. Et d'ailleurs je ne souhaite pas m'y faire : peu importe que ça se dénoue si le tissage a été beau, comme aujourd'hui.