Les voix lissées
Journal de Mort, aux bords du Gouffre des Damnés,
Quatrième jour parmi l’équipe d’âge.
Une quinte de toux mit fin à mon court sommeil ; convulsions du corps, raclements de gorge, crachat. Restait dans ma main un peu de sable poussiéreux mêlé à du sang. Un peu plus qu’hier, sûrement moins que demain.
« Bouffer le désert avant que celui-ci ne nous bouffe, un ouroboros à l’insidieux venin qui fait notre quotidien. »Un tumulte provenant de l’extérieur de mon taudis m’extirpa de ma douleur. Attrapant machinalement mon pavois, je sortis, inquiet. Certains de mes frères et sœurs rageaient à propos du décompte de nos ressources entreposées. Des discordances entre le registre et l’idée que nous nous en faisions semblaient susciter ce trouble. La gorge encore meurtrie, je m’abstins de prendre part aux éclats. Un certain défaitisme plana quelques instants entre les éveillés, vite balayé d’un revers de verve par la voix mélodieuse et fédératrice de
Punisher et le timbre chaleureux d’
ICEBERG. Je contemplai la Déesse sur nos pavois et ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire ; peut-être s’était-elle aussi gravée dans nos cœurs.
Alors que plusieurs fières portières creusaient déjà les abords de la ville – afin d’en mettre à l’épreuve la vacuité – notre valeureuse tenancière
Kamille, le vigoureux
Ours, le mystérieux
Exclusif et le fougueux
Benjymen partirent de nuit pour une longue marche, dont les contours, détours et retours avaient été planifiés par
Paolino la veille. Malgré la lente croissance des putrides au loin, je ne doutais point du succès de leur entreprise.
Je m’étais porté volontaire pour passer la nuit à venir au motel, découvert à l’est il y avait quelques jours par
Claire. De longues fouilles me permettraient peut-être d’y dénicher d’ingénieux plans pour parfaire nos défenses. M’approchant du gouffre qui tenait lieu de puits au sein de notre communauté, j’y déroulai la corde. La descente du seau heurta les parois de la cavité, l’écho engendré provoquant un son que l’on aurait aisément pu confondre avec des cris déchirés. Un puits maudit à la voix d’outre-tombe. Cette mélodie macabre nous avait inspiré le nom de notre havre d’infortune.
Après m’être rendu dans l’entrepôt vétuste où nous regroupions nos ressources, et m’y être équipé jusqu’à courber l’échine, je me pensai fin prêt à accompagner l’aube émergeante de mes pas. Il n’en fut rien.
Grobrak, à la carrure si impressionnante que nous l’avions vite surnommé « L’Ork », me héla :
- Hey p’tite tête ! Une partie de 5000 pour te porter chance dans ta quête ?
La bête humaine tenait en compagnie d’
Eoril un tripot improvisé, où blackjack et 5000 amoindrissaient nos fatigues. Je ne goûtais guère aux cartes, mais le curieux jeu de dés avait le don de me captiver. Seule l’enchère requise (une libre disposition de nos os par l’Ork en cas d’infortuné décès ; seulement pour un « jeu d’osselets », à en croire ses dires) tempérait mon attrait. Les dés me furent favorables, et aussi superstitieux que cela pût paraître, je m’en trouvai rasséréné. Je quittai en hâte notre ville, avant que le soleil ne devînt un obstacle.
D’une marche soutenue, j’accumulais heures et kilomètres. A en croire l’imparfait plan que je m’étais dessiné sur un bout de toile, j’approchais d’une zone encore inexplorée. Une odeur nauséabonde prît d’assaut mes narines. Il n’y avait pas à ma connaissance d’ermite signalé avant de très lointaines contrées, aussi fus-je persuadé de la présence de cadavres ambulants. Lorsque j’entrevis certains des morts en marche, je fis une halte, de plusieurs heures, fouillant sans certitude les environs. Grâce à l’émetteur-récepteur radio qui pendait à une lanière de mon pavois, j’entendais mes frères et sœurs converser. Ces voix, maintenant familières, m’enlevaient peine et fatigue plus efficacement que ce repos forcé.
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…au motel. Les putrides y abondaient, et je craignis de n’être assez équipé. Après de tumultueuses parties de « cache-crache », je parvins à rassembler les indésirables en un pack soudé, et m’empressai de jeter plus ou moins adroitement les deux bombes aqueuses que je transportais. Bien que l’une, explosive, fît des ravages, je ne parvins toujours pas à les contenir. Leurs ongles purulents et leurs dents manquèrent de m’atteindre. Un cutter de fortune, trouvé sur le comptoir d’accueil du motel, atterrit judicieusement dans l’orbite d’une de ces saloperies . Mais les décérébrés ne me laissèrent pas plus en paix, je ne devais jusqu’alors mon salut qu’à mon pavois. Hardiment, sans mesurer l’imbécillité de mon acte, je me jetai sauvagement sur eux. En projetant deux au sol de mon bouclier, je lâchai ce dernier et m’acharnai à matraquer frénétiquement de mes poings leur crânes. Lorsque les craquements d’os cessèrent, je m’arrêtai enfin, haletant. Convulsions du corps, raclements de gorge, crachat. Encore ce putain de sang sablé.
J’attrapai l’émetteur radio et rassurai mes compagnons.
Darthwolf, qui prévoyait de passer la nuit sur l’immeuble délabré un peu plus à l’ouest, ricana :
- Haha ! Tant de sueur pour si peu !
Grouchat en a envoyé une douzaine au tapis, lui, sans perdre une griffe. Tiens, écoute-le ronronner.
- Hum… mmm… euh, ça grésille, je vous recontacte hein…
Mon souffle repris, je me livrai à une rapide inspection de la bâtisse avant que la nuit ne tombât. Les chambres étaient toutes plus délabrées et puantes les unes que les autres. Je trouvai même un trio de putrides dans l’une, m’empressant d’en cloisonner la porte branlante du mieux que je pus. Dans une autre, le matelas semblait toutefois n’avoir pas trop souffert des affres du temps, ni des dents des affreux. Je m’en saisis et l’amenai dans ce qui me sembla être le bureau de l’ex-propriétaire ; seule pièce aux allures vivables. Je fouillai rapidement les meubles. Aucun document ne semblait être digne d’un quelconque intérêt. Apprendre que l’ancien hôtelier se nommait
Norman Bates ne serait d’aucune utilité à notre communauté.
L’obscurité s’emparant peu à peu des lieux, j’aménageai comme je pus la pièce, afin d’y passer la nuit, pour poursuivre mes recherches le lendemain. Une chouette empaillée, dont la silhouette m’aurait semblé inquiétante auparavant, me parut superstitieusement de bon augure. Telle un signe de notre Déesse, marquant l’endroit comme sûr.
Je m’allongeai et tins mon journal de mort jusqu’à cette présente ligne. Convulsions du corps, raclements de gorge, crachat. Je porte la fin sur mes doigts.
« Mes frères, mes sœurs, je griffonne ici presque en aveugle, alors que la fatigue s’empare de moi. Si je venais à vous quitter, sachez mon plaisir d’avoir séjourné parmi vous. Un gardien qui tombe ne saurait ébranler votre combativité. Désolé si je vous ai failli. Restez fiers, restez forts. Sombre jour sera celui où le dernier gardien tombera, ce sera signe que l’humanité suivra.
N.B. : J’ai un composant électronique. Afin de ne pas le perdre, je suis au regret de vous annoncer qu’il faudra sonder mon pantalon – entre autres – pour le récupérer. Faîtes juste que ce ne soit point ce panda vicelard de Never qui s’en occupe… »